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«Odieux
marchandage, haute trahison» - la colère monte au Vietnam contre les
dirigeants communistes, accusés d'avoir bradé des pans entiers du
territoire national au profit de la Chine. Relayée par l'opposition et
la dissidence, elle s'exprime à l'intérieur même du Parti, déborde les
cercles politiques, gagne la société, défiant ainsi les extincteurs de
la propagande. Motif de la fronde: deux traités de délimitation
frontalière, terrestre et maritime, signés avec Pékin à la fin de 1999
et de 2000. Le 20 décembre dernier, le quotidien Nhan Dan,
organe du Parti communiste vietnamien (PCV), annonçait la pose de la
première borne - cérémonie qui eut lieu huit jours plus tard à Mong
Cai, au nord-est de Hanoi.
«Privés de tout autre appui, les hiérarques conservateurs tiennent
désormais les "frères" de Pékin pour leurs meilleurs alliés»
Jusque-là, les officiels n'ont soufflé mot de ces accords. Leur
contenu est tabou - signe qu'il recèle d'inavouables concessions. De
quelle ampleur? «Les estimations qui circulent sur place font état de
quelque 900 kilomètres carrés de territoire», constate le colonel Bui
Tin, ancien rédacteur en chef de Nhan Dan, en exil depuis 1990.
Un groupe de dissidents avance des preuves. Exemple: l'ancienne borne
n° 1 disposée au temps de la colonisation française à hauteur de la
«Porte de Chine» - une antique forteresse aux confins de la province
de Lang Son - a été déjà déplacée à l'intérieur du Vietnam. De 4 à 5
kilomètres. «Mais la largeur des empiétements en compte parfois
quarante, souligne Pham Anh Dung, président de la Fédération de
défense des droits de l'homme au Vietnam. Rapportée à l'étendue de la
frontière commune, 1 300 kilomètres, la superficie perdue atteindrait,
selon nos sources, les 15 000 kilomètres carrés.» Le chiffre ne fait
pas l'unanimité. Quoi qu'il en soit, dans le golfe du Tonkin - haut
lieu de pêche et zone stratégique, riche en hydrocarbures - Hanoi
abandonnerait 10 000 kilomètres carrés, voire le double. En 1885, le
traité Patenôtre avait attribué 38% de ce domaine maritime à la Chine,
contre 62% au Vietnam alors sous protectorat français. Aujourd'hui, la
part de Pékin serait passée à 47%... Reste le litige le plus épineux,
portant sur les îles Paracel et Spratly respectivement occupées par la
Chine depuis 1974 et 1988: faute de solution, il est laissé en
suspens.
Lettre ouverte et questions précises
Pas la moindre allusion à cette affaire lors du 9e Congrès du PCV, au
printemps dernier. En juin, fort de ses cinquante-quatre ans
d'appartenance au Parti, un vétéran presque octogénaire, Do Viet Son,
interpelle publiquement les dirigeants. Sa lettre ouverte demeure sans
réponse. Quelques mois plus tard, elle sera diffusée sur Internet - où
un jeune juriste de Hanoi, Le Chi Quang, 30 ans, intervient à son tour
avec une batterie de questions très précises. Aussitôt convoqué par la
police et désormais sous haute surveillance, il est accusé de
«fabrication de fausses nouvelles portant atteinte à la sécurité
nationale». En réaction, fin novembre, 26 personnalités politiques du
Nord et du Sud - dont le général Tran Do, ancien vice-président de
l'Assemblée nationale, le géophysicien Nguyen Thanh Giang, Hoang Minh
Chinh, autrefois recteur de l'Institut de philosophie, le général de
division Nguyen Ngoc Diep... - s'adressent à l'Assemblée nationale,
lui enjoignant de ne pas ratifier ces traités. C'est chose faite
depuis juin 2001, du moins selon des informations répercutées à
l'étranger, mais à l'évidence strictement confidentielles au Vietnam.
A l'annonce du bornage, certains des protestataires s'obstinent,
exigeant des explications publiques.
Face au grand voisin du nord, le Vietnam subirait donc ce qu'il impose
lui-même de facto au Cambodge - dont il ronge insidieusement la
frontière. Mais qui s'en préoccupe? A la mesure même du contentieux
historique à l'égard de la Chine, l'affaire prend une tournure
explosive. Elle rejaillit sur le bureau politique du comité central -
instance de décision suprême, mise en cause par un nombre croissant de
citoyens. Destitué en avril dernier, Le Kha Phieu, ex-secrétaire
général du Parti et artisan désigné de la soumission à la Chine, n'y
siège plus, mais rien n'a changé sur le fond: «Privés de tout autre
appui, les hiérarques communistes les plus conservateurs tiennent
désormais les "frères" idéologiques de Pékin pour leurs meilleurs
alliés, seuls capables de les aider à conserver le pouvoir», avance
Bui Tin. Certains hauts cadres de la diplomatie impliqués dans les
négociations ont confié avoir subi de «terribles pressions» du lobby
prochinois aux commandes à Hanoi, leur enjoignant d'obtempérer aux
délais et conditions dictés par la Chine. Le mur du silence se
lézarde, le pays murmure contre l'humiliation nationale. Signes
avant-coureurs d'une crise politique?
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