Le Vietnam, 25 ans après la guerre

L'Express du 24/01/2002

Chine-Vietnam

Le scandale des frontières

par Sylvaine Pasquier

Les autorités de Hanoi auraient concédé plusieurs milliers de kilomètres carrés de territoire à Pékin, en deux traités restés secrets

 

«Odieux marchandage, haute trahison» - la colère monte au Vietnam contre les dirigeants communistes, accusés d'avoir bradé des pans entiers du territoire national au profit de la Chine. Relayée par l'opposition et la dissidence, elle s'exprime à l'intérieur même du Parti, déborde les cercles politiques, gagne la société, défiant ainsi les extincteurs de la propagande. Motif de la fronde: deux traités de délimitation frontalière, terrestre et maritime, signés avec Pékin à la fin de 1999 et de 2000. Le 20 décembre dernier, le quotidien Nhan Dan, organe du Parti communiste vietnamien (PCV), annonçait la pose de la première borne - cérémonie qui eut lieu huit jours plus tard à Mong Cai, au nord-est de Hanoi.

«Privés de tout autre appui, les hiérarques conservateurs tiennent désormais les "frères" de Pékin pour leurs meilleurs alliés»

Jusque-là, les officiels n'ont soufflé mot de ces accords. Leur contenu est tabou - signe qu'il recèle d'inavouables concessions. De quelle ampleur? «Les estimations qui circulent sur place font état de quelque 900 kilomètres carrés de territoire», constate le colonel Bui Tin, ancien rédacteur en chef de Nhan Dan, en exil depuis 1990. Un groupe de dissidents avance des preuves. Exemple: l'ancienne borne n° 1 disposée au temps de la colonisation française à hauteur de la «Porte de Chine» - une antique forteresse aux confins de la province de Lang Son - a été déjà déplacée à l'intérieur du Vietnam. De 4 à 5 kilomètres. «Mais la largeur des empiétements en compte parfois quarante, souligne Pham Anh Dung, président de la Fédération de défense des droits de l'homme au Vietnam. Rapportée à l'étendue de la frontière commune, 1 300 kilomètres, la superficie perdue atteindrait, selon nos sources, les 15 000 kilomètres carrés.» Le chiffre ne fait pas l'unanimité. Quoi qu'il en soit, dans le golfe du Tonkin - haut lieu de pêche et zone stratégique, riche en hydrocarbures - Hanoi abandonnerait 10 000 kilomètres carrés, voire le double. En 1885, le traité Patenôtre avait attribué 38% de ce domaine maritime à la Chine, contre 62% au Vietnam alors sous protectorat français. Aujourd'hui, la part de Pékin serait passée à 47%... Reste le litige le plus épineux, portant sur les îles Paracel et Spratly respectivement occupées par la Chine depuis 1974 et 1988: faute de solution, il est laissé en suspens. 

Lettre ouverte et questions précises


Pas la moindre allusion à cette affaire lors du 9e Congrès du PCV, au printemps dernier. En juin, fort de ses cinquante-quatre ans d'appartenance au Parti, un vétéran presque octogénaire, Do Viet Son, interpelle publiquement les dirigeants. Sa lettre ouverte demeure sans réponse. Quelques mois plus tard, elle sera diffusée sur Internet - où un jeune juriste de Hanoi, Le Chi Quang, 30 ans, intervient à son tour avec une batterie de questions très précises. Aussitôt convoqué par la police et désormais sous haute surveillance, il est accusé de «fabrication de fausses nouvelles portant atteinte à la sécurité nationale». En réaction, fin novembre, 26 personnalités politiques du Nord et du Sud - dont le général Tran Do, ancien vice-président de l'Assemblée nationale, le géophysicien Nguyen Thanh Giang, Hoang Minh Chinh, autrefois recteur de l'Institut de philosophie, le général de division Nguyen Ngoc Diep... - s'adressent à l'Assemblée nationale, lui enjoignant de ne pas ratifier ces traités. C'est chose faite depuis juin 2001, du moins selon des informations répercutées à l'étranger, mais à l'évidence strictement confidentielles au Vietnam. A l'annonce du bornage, certains des protestataires s'obstinent, exigeant des explications publiques.


Face au grand voisin du nord, le Vietnam subirait donc ce qu'il impose lui-même de facto au Cambodge - dont il ronge insidieusement la frontière. Mais qui s'en préoccupe? A la mesure même du contentieux historique à l'égard de la Chine, l'affaire prend une tournure explosive. Elle rejaillit sur le bureau politique du comité central - instance de décision suprême, mise en cause par un nombre croissant de citoyens. Destitué en avril dernier, Le Kha Phieu, ex-secrétaire général du Parti et artisan désigné de la soumission à la Chine, n'y siège plus, mais rien n'a changé sur le fond: «Privés de tout autre appui, les hiérarques communistes les plus conservateurs tiennent désormais les "frères" idéologiques de Pékin pour leurs meilleurs alliés, seuls capables de les aider à conserver le pouvoir», avance Bui Tin. Certains hauts cadres de la diplomatie impliqués dans les négociations ont confié avoir subi de «terribles pressions» du lobby prochinois aux commandes à Hanoi, leur enjoignant d'obtempérer aux délais et conditions dictés par la Chine. Le mur du silence se lézarde, le pays murmure contre l'humiliation nationale. Signes avant-coureurs d'une crise politique?